Maternité

et « production d’enfants »

dans les univers médiatiques

de Mildred Pierce

Plaçant au cœur de leur monde diégétique une héroïne qui s’efforce de résoudre
des problèmes émotionnels, sociaux ou psychologiques spécifiquement liés au fait qu’elle est une femme (Basinger, 1993 : 20) et a fortiori une mère, les univers fictionnels
de Mildred Pierce s’offrent comme des objets d’étude particulièrement propices à l’analyse des rapports de genre dans une perspective féministe. En effet, les différentes (ré-)actualisations de ce texte mêlant hybridité médiatique (littérature, cinéma, télévision) et générique (mélodrame, gothique, film noir) nous enjoint à (re-)penser
la « production d’enfants » (Praz et al., 2011) dans un vaste réseau de relations signifiantes reconfigurant en profondeur la question de la maternité traditionnellement associée à l’éducation des enfants et à la sphère privée (Chodorow, 1999). La récente mini-série de Todd Haynes (Mildred Pierce, HBO, États-Unis, 2011) en constitue
un exemple paradigmatique : divorce, instruction des enfants, travail des femmes, inégalités de classe sont autant de thématiques innervant la série feuilletonnante
du réalisateur étatsunien.

Solène Humair - Aurélie Pernet - Raphaël Tinguely UNIL 2018

Mildred Pierce relate les difficultés de son héroïne éponyme, une mère fraîchement célibataire dans les années trente. Après avoir travaillé en tant que serveuse afin de subvenir aux besoins de ses deux filles, Mildred utilise ses talents de cuisinière pour ouvrir son propre restaurant, ce qui la conduit  à une ascension sociale fulgurante. Elle fait face toutefois en chemin à diverses épreuves, telles que la mort de sa fille cadette, les caprices de sa fille aînée Veda – attirée par le luxe et méprisante envers elle – et sa relation conflictuelle avec son amant Monty, un héritier endetté. La faillite de son entreprise due à ses dépenses considérables pour Veda et Monty, ainsi que la découverte de la liaison qu’entretiennent ces derniers mettent définitivement fin à cette nouvelle vie. Mildred, dorénavant délaissée de sa fortune, de sa fille et de son amant, retourne finalement auprès de son époux, Bert.

Les univers

de Mildred Pierce

01

Commençons par rappeler que
la série Mildred Pierce (Todd Haynes, HBO, USA, 2011) possède deux hypotextes : un roman éponyme
de James M. Cain publié en 1941 ; un film de Michael Curtiz de 1945 auquel a été greffée une intrigue typiquement "noire", Mildred y étant accusée d'avoir commis un meurtre dès l'ouverture du long métrage.

02

Happy Interlude

Séparée de son mari, Mildred est contrainte, dans la série de Haynes, d'exercer une activité professionnelle pour subvenir aux besoins de ses deux filles. Lors de son dernier jour de travail en tant que serveuse, elle rencontre Monty, un homme charistmatique qui lui propose une escapade au bord de la mer. Durant ce week-end idyllique, Mildred s’épanouit sexuellement auprès de son nouvel amant. De retour en ville, elle apprend que sa fille cadette, Ray, est mourante.

Les jambes de Mildred :
un fétiche ?

03

La veille de Noël, la capricieuse fille aînée de Mildred, Veda - devenue très proche de Monty -, constate avec colère que sa mère n’a pas pu lui offrir le piano dont elle rêvait tant, faute de moyens. Elle manifeste alors son mépris en lui relatant ce que Monty a dit à propos de la beauté de ses "jambes de travailleuse".

Un baiser incestueux

La musique adoucissant
les moeurs, Mildred et Veda
se réconcilient.

Au cours d'une visite impromptue, la jeune femme passe la nuit chez sa mère qui, dans un élan inopiné, lui pose
un tendre baiser sur les lèvres.

06

Veda au Philharmonique

Après des mois de
répétitions acharnées, Veda donne une représentation au Philharmonique, une salle prestigieuse de Glendale, sa ville natale qu’elle méprise toujours autant. Ce concert représente toutefois une étape importante pour sa carrière de chanteuse.

04

L'Air des clochettes

Alors en froid avec Veda, Mildred se rend avec son ancien mari, Bert, dans l’un de ses restaurants qui se situe en bord de mer. Les ex-époux s’installent en terrasse afin d’écouter un programme radiophonique dans lequel leur fille interprète de sa voix de soprano L’Air des clochettes de l’opéra Lakmé de Léo Delibes.

05

Des adieux amers

Ayant fait montre de ses talents de chanteuse auprès
de sa mère, Veda quitte définitivement la Californie
pour New York où l’attend Monty. Mildred, quant à elle,
a renoncé à sa carrière professionnelle et, dans sa quête sacrificielle, elle se voit finalement réinscrite dans
la romance d’une matrice hétérosexuelle aux côtés
de son ex-mari, Bert.

Le début de la romance entre Mildred et Monty s’apparente à un happy interlude, un moment de félicité absolue pour l’héroïne qui intervient juste avant un épisode tragique qui y mettra fin (Basinger, 1993 : 8).  Dans cette séquence, le bonheur que vit Mildred se construit notamment par un jeu de surcadrage qui accentue notre position de spectateur. En effet, la caméra, au lieu de suivre Monty qui rejoint Mildred sur la plage, reste à l’intérieur de la maison pour nous permettre d’observer depuis une fenêtre, la naissance d’une complicité entre les deux amants. De retour de son escapade, Mildred apprend que sa fille Ray est mourante. Ainsi, comme dans le livre de Cain et le film de Curtiz, la mort de Ray se présente comme une conséquence à la fois de la réussite professionnelle de Mildred et de son épanouissement sexuel (Vernet, 1986 : 90). Comme le note Basinger, le woman’s film exige de son héroïne un choix dont elle devra assumer les conséquences. Le début de la romance entre Mildred et Monty s’apparente à un happy interlude, un moment de félicité absolue pour l’héroïne qui intervient juste avant un épisode tragique qui y mettra fin (Basinger, 1993 : 8).  Dans cette séquence, le bonheur que vit Mildred se construit notamment par un jeu de surcadrage qui accentue notre position de spectateur. En effet, la caméra, au lieu de suivre Monty qui rejoint Mildred sur la plage, reste à l’intérieur de la maison pour nous permettre d’observer depuis une fenêtre, la naissance d’une complicité entre les deux amants. De retour de son escapade, Mildred apprend que sa fille Ray est mourante. Ainsi, comme dans le livre de Cain et le film de Curtiz, la mort de Ray se présente comme une conséquence à la fois de la réussite professionnelle de Mildred et de son épanouissement sexuel (Vernet, 1986 : 90). Comme le note Basinger, le woman’s film exige de son héroïne un choix dont elle devra assumer les conséquences.

Dans cette scène, la réification de Mildred
a la particularité d’être fortement liée
à la classe sociale puisque l'héroïne
est « objectifiée » en tant qu’ouvrière.
En contrepoint, Veda se présente
comme une aristocrate. Ses cheveux bouclés
et son grand nœud rouge dans les cheveux
évoquent l'idéal de féminité de l’ère
victorienne, en plus de ses références littéraires
et musicales. Considérer cette scène au prisme

des classes sociales alimente le pouvoir

qu’entretient Veda sur Mildred : souhaitant

s'extirper de la middle class, la première exerce

donc une domination sur la seconde.

Monty contemple les jambes de Mildred

(Film de Michael Curtiz, 1945)

Dans une séquence clôturant la série de Todd Haynes, le retour de la Fille Prodigue vers le foyer familial est de courte durée : Veda révèle
en effet à ses parents son choix de s’établir à New York pour asseoir
sa carrière de chanteuse. Cet effet mélodramatique de la série reposant sur la « "reconnaissance duelle" de la façon dont les choses sont et de la façon dont elles devraient être » (Williams, 1998 : 48) tranche avec le film de Curtiz qui se veut résolument plus « noir » : dans le long métrage de 1945, si Veda est arrachée à sa mère, c’est parce qu’elle est incarcérée pour avoir tué Monty. Cela étant, série et film s’attachent à réinscrire Mildred, d’un point de vue (néo-)gothique, dans une relation conjugale plus « conventionnelle » : ménagère improductive sur le marché du travail, Mildred retourne au foyer auprès de Bert, lequel incarne une figure de masculinité plus démocratique (« Shadow Male ») (Hanson, 2007 : 56-57), la dédouanant de ses relations adultérines passées.

À première vue, Mildred Pierce est une ménagère des plus conventionnelles incarnant sans conteste une forme de « mystique féminine » (Friedan, 1969). Évoluant dans l’espace confiné de sa kitchenette dès l’ouverture de la série à la faveur d’un montage rythmé alternant les gros plans sur ses mains, Mildred est réduite à produire à la chaîne des tartes. Morcelée et atomisée via l’échelle de plan, Mildred se présente in medias res comme un « robot ménager » (Haraway, 2007). À l’instar du roman de Cain, la série insiste sur cet isolement aliénant en situant Mildred dans la sphère domestique – le premier insert sur le visage de l’héroïne intervenant tardivement par le biais du surcadrage d’une fenêtre – par opposition à son mari, Bert, évoluant à l’extérieur de la maison, affairé à tondre la pelouse de leur pavillon de banlieue et à entretenir une relation extraconjugale.

Cette séquence correspond à ce que la théoricienne Amber Jacobs appelle
une « maternal listening scene » (Jacobs, 2014). Cette scène permet, par la médiation du plan sonore, de créer un espace de communication entre mère
et fille marquant à la fois la connexion et la déconnexion entre ces deux personnages. À la différence de Bert, Mildred connaît l’aria de Lakmé :
en soulignant cette lacune culturelle du père, la séquence inscrit directement ses enjeux narratifs au sein de la relation mère/fille. Comme le ferait le chant d’une sirène, la voix de Veda envoûte Mildred qui quitte la table pour s’isoler
en bord de mer, submergée par l'émotion. Le chant, jusqu’alors diégétique, s’amplifie pour devenir extradiégétique dessinant l’espace mental de Mildred, qui souffre du manque de sa fille. Cette séquence cite également de manière intertextuelle les premières minutes du film de Michael Curtiz (Cook, 2013 : 384). En effet, ce lieu et le regard de Mildred, évoquent le désespoir de Joan Crawford prête à se jeter à la mer.

Dans la série tout comme dans le roman de Cain, la relation conflictuelle entre
la mère et la fille peut s’expliquer en partie par le surgissement d’un désir incestueux (Corber, 2006 ; Hatch, 2002) particulièrement mélodramatique
(Belau et Camera, 2016) : Mildred aime Veda qui aime à la fois Bert et Monty (Corber, 2006). Cette relation incestueuse se manifeste avec vigueur dans l’épisode 5 : en s’engouffrant dans la chambre de sa fille sur les paroles de l’aria Casta Diva (« Chaste déesse, […] / Modère des cœurs ardents ») de la Norma de Bellini,
Mildred pose un baiser sur les lèvres de Veda. Notons que l’homoérotisme du livre
se déplace dans le film de Curtiz sur le couple professionnellement queer formé
par Mildred et Ida (Cook, 2015), réactivant des angoisses homophobes propres
à la culture américaine des années 1940-1950 en ce qui concerne le travail
des femmes (Walsh, 1984 : 60).

Cette scène représente également une « maternal listening scene » (Jacobs, 2014) abordée dans la séquence n° 4. En interprétant l’Air de la Reine de la nuit de La Flûte enchantée, Veda endosse le rôle d’une mère en colère et s’adresse à Mildred comme s’il s’agissait de sa fille. Ainsi, une inversion du rapport mère/fille s’établit. Cette inversion est en fait présente dès le début de la série : Mildred a sans cesse peur de l’avis de Veda sur ses actes et cherche à la rendre fière. Cette dernière, en revanche, se montre particulièrement réprobatrice. Elle fouille dans les affaires de Mildred et lui reproche d’avoir quitté le foyer la nuit du décès de Ray (voir séquence n° 2). La scène du philharmonique survenant à la fin de la série, avec ce chant empli de symbolisme, thématise cet aspect. Elle est de plus propre à l’adaptation de Haynes, La Flûte enchantée n’étant pas citée dans le roman. Les paroles sur Sarastro, le fiancé de la fille, rappellent le sort de Monty dans le film, tué par Veda en laissant Mildred suspecte de ce meurtre (« Fühlt nicht durch dich Sarastro Todesschmerzen, so bist du meine Tochter nimmermehr! », soit « Si tu ne tues pas Sarastro, tu ne seras plus jamais ma fille »). L’on peut donc également voir dans cette scène un clin d’œil intermédiatique renvoyant à la relation triangulaire entre Mildred, Veda et Monty.

Extrait du livre

de James M. Cain

Extrait du livre

de James M. Cain

« There was something unnatural, a little unhealthy, about the way she inhaled Veda’s smell […]. When Mildred went to bed her stomach hurt from laughter, her heart ached from happiness. Then she remembered that while Veda had kissed her, that first moment when she entered the house, she still hadn’t kissed Veda. She tiptoed into the room she had hoped Veda would occupy, knelt beside the bed as she had knelt so many times in Glendale, took the lovely creature in her arms and kissed her, hard, on the mouth. She didn’t want to go. She wanted to stay, to blow through the holes in Veda’s pyjamas. And when she got back to her room she couldn’t bear that Monty should be there. She wanted to be alone, to let these little laughs come bubbling out of her, to think about Veda » (Cain, 1989 : 135 et 268).

« After combing his hair, [Bert] dressed. Slacks hadn’t made their appearance then, but grey flannels had : he put on a fresh pair, with polo shirt and blue lounge coat. Then he strolled back to the kitchen, a couterpart of the bathroom, where his wife was icing a cake. She was a small woman, considerably younger than himself ; but as there was a smear of chocolate on her face, and she wore a loose green smock, it was hard to tell what she looked like, except for a pair of rather voluptous legs that showed between smock and shoes. She was studying a design, in a book of such designs, that showed a bird holding a scroll in its beak, and now attempted a reproduction of it, with a pencil, on a piece of tablet paper. He watched for a few moments, glanced at the cake, said it looked swell » (Cain, 1989 [1941] : 5). 

Le début de la romance entre Mildred et Monty s’apparente à un « happy interlude »,
un moment de félicité absolue pour l’héroïne intervenant juste avant un épisode tragique qui y mettra fin (Basinger, 1993 : 8).  Dans cette séquence, le bonheur que vit Mildred se construit notamment par un jeu de surcadrage qui accentue notre position de spectateur. En effet, la caméra, au lieu de suivre Monty qui rejoint Mildred sur la plage, reste à l’intérieur de la maison pour nous permettre d’observer depuis une fenêtre, la naissance d’une complicité entre les deux amants. De retour de son escapade, Mildred apprend que sa fille Ray est mourante. Ainsi, comme dans le livre de Cain et le film de Curtiz, la mort de Ray se présente comme une conséquence à la fois de la réussite professionnelle de Mildred et de son épanouissement sexuel (Vernet, 1986 : 90). Comme le note Basinger, le woman’s film exige de son héroïne un choix dont elle devra assumer les conséquences. Le paratexte de la série résume la morale de l’histoire par « Having it all would cost her everything », renforçant ainsi ce qui avait déjà été établi dans le livre et le film.

Réactualisation de récits littéraire et cinématographique (Jenkins, 2007),
la série télévisuelle Mildred Pierce peut être considérée comme un remake rappelant, sur un mode qui confine à l’« évocation nostalgique » et à la « démythologisation » (Cawelti, 1995), l’une des pratiques récurrentes
du New Hollywood, compte tenu que « la fabrication à la chaîne de films de genre, majoritairement abandonnée dans la production cinématographique [lors
du démantèlement du système vertical des studios], est reprise avec quelques années de retard à la télévision. […] En capitalisant sur la familiarité du public
avec les genres filmiques, [on cherche] […] à construire un "téléspectateur" appréhendé comme une entité subjective prévisible dans ses goûts et
rentable dans ses potentialités de consommateur » (Papakonstantis, 2016 : 79).
À l’ère dite « postféministe », Todd Haynes se présente donc comme une figure auctoriale ayant eu l’ambition d’offrir un récit sériel qui joue d’une dialectique entre « innovation » et « répétition » à ses téléspectateur·rice·s doté·e·s
d’un savoir générique encyclopédique (Eco, 1994). La maternité et la « production d’enfant » sont ainsi envisagées à l’aune d’un contexte socio-historique
où la sexualité féminine est toujours stigmatisée chez des mères exerçant,
de surcroît, une activité professionnelle.

Filmographie primaire

Mildred Pierce [Todd Haynes, HBO, Etats-Unis, 2011], épisodes 1-5.

Filmographie secondaire

Mildred Pierce [Michael Curtiz, Warner Bros, Etats-Unis,1945].

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